Le pardon sans l’oubli... la grandeur des Justes
Le dialogue, le tête-à-tête franc sincère entre deux personnes de bonne foi, la lecture de textes traitant de sujets hors des sentiers battus, permettent le développement de germes, d’embryions de réflexion qui, poussés à leurs extrêmes, peuvent être parfois assez interpellants .
Comment ne pas en profiter lorsqu’on en a, trop rarement, l’occasion ?
Ces bases de réflexion ont toujours un côté positif et une issue des plus riches à partager, évidement, avec les amis intéressés, rationnels, captivés, voir passionnés mais toujours sincères.
Ne vous méprenez pas, loin de moi l’idée d’un certain élitisme, tout le monde et n’importe qui a son avis personnel, son approche spécifique des problèmes de la vie, des évènements de l’actualité.
Il faut savoir les accepter, les déchiffrer, les décoder, les traduire, éventuellement les développer et surtout avoir l’ouverture d’esprit, la modestie, l’humilité nécessaire pour comprendre que personne n’a l’apanage de la vérité stricte, indivisible, consubstantielle et unique.
Il y a quelques temps, j’ai écrit un texte que j’ai placé sur mon blog.
Je l’avais intitulé : “Les six vérités”.
Chaque phénomène peut être décrit, disais-je, de six manières différentes parce qu’au fil du temps le témoin réfléchi, essaye de comprendre et petit à petit, son esprit évolue, sa manière de voir se confond tant soit peu, avec l’auteur, l’acteur principal du phénomène.
Dans le cadre de mes dialogues, il y a longtemps déjà, j’ai eu l’occasion de discuter quelques trop courtes heures avec un Monsieur qui avait vécu une période dramatique, tragique de sa vie en 1944.
Il était, lui et sa famille, originaire de l’île de Rhodes et il avait ainsi que 1.867 autres citoyens de cette île, été déporté par ruse à Auschwitz-Birkenau pour des raisons d’appartenance culturelle, cultuelle, raciale, génétique.
Après 17 jours de voyage à fond de cales puis dans des wagons plombés, ils arrivent enfin à Auschwitz.
Lui, âgé de 17 ans en pleine forme, une force de la nature, est trié, choisi, sélectionné pour le travail.
Le reste de sa famille proche, sa petite sœur, son père, sa mère ses oncles sont acheminés vers leur destin, là où le travail rend libre, la chambre à gaz et le four crématoire.
De loin, discrètement, un petit geste de la main est échangé, une larme essuyée rapidement afin d’éviter de se faire remarquer par la chiourme, et un “shema Israël” murmuré dans la tristesse.
C’était fini, tous, ils sont partis vers leur triste destin, vers le brouillard de la nuit concentrationnaire nazie.
Durant six mois, le seul survivant de la famille, ce garçon de 17 ans, va être exploité, affamé, épuisé, usé jusqu’à la limite de ses forces dans une usine de matériel de guerre.
Esclave des temps modernes, et lorsque, en janvier 1945, il sera évacué devant la poussée des troupes soviétiques, il pèsera encore 30 kilos.
Son calvaire ne sera cependant pas encore fini, accompli, terminé, loin de là, il devra marcher et encore marcher par vingt huit degrés centigrades sous zéro, en pyjama, les pieds dans des pantoufles élimées ou entourés de vieux journaux pour éviter le gel et la gangrène; triste participant à ce que l’on appelé les sinistres marches de la mort.
Aucune faiblesse n’est admise: si un de ces malheureux s’affaisse sur les genoux, titube, oscille, vacille, chancelle, s’arrête un instant, il a droit à une balle de révolver dans la nuque et son cadavre sera abandonné, pathétique dépouille héroïque, respectable, dans le fossé.
De camps en camps, il finira par être libéré, réhydraté, réalimenté, réconforté, consolé, soulagé, par la croix rouge, et évacué vers la Belgique.
Ensuite, il trouvera des membres de sa famille lointaine pour l’accueillir au Katanga dans l‘espoir de refaire... non ... de commencer sa vie active.
Deux ans, il lui a fallu deux ans, avant de retrouver ses marques... cet homme a souffert entre sa faiblesse physique et les visions, les fantômes qui le visitaient toutes les nuits.
Lorsque je lui ai posé la question de savoir quelles étaient maintenant, un demi-siècle plus tard, ses relations avec les Allemands, il m’a fait cette réponse étonnante mais admirable: “J’ai pardonné, mais je ne sais pas oublier”
Un juste, un homme de qualité, j’avais devant moi quelqu’un d’exceptionnel qui a droit à tout notre respect.
Shalom Alberto.. Shalom mon ami.
Au cours du mois de juin 2012, un vent favorable m’a laissé en lecture un rapport de quarante pages.
Ce dossier relate la vie quotidienne d’un groupe d’une quarantaine d’Européens durant le second semestre 1964 dans la partie Nord-est de la République du Congo.
Vous l’aurez compris: ils étaient prisonniers ou otages des hordes mulelistes qui dévastaient la région.
Quasiment au jour le jour, la Révérende Sœur rédactrice a essayé de nous faire parvenir la suite des évènements, des appréhensions, des craintes, des peurs, des menaces, des terreurs qu’ont subis ces pauvres gens.
Ils ont été occupés le 4 aout 1964; une administration remplace une autre, avec la différence que les nouveaux arrivés ont comme but de faire table rase de la structure administrative existante en exécutant tout ce qui avait une certaine autorité dans la région.
C’est ainsi que, dès le premier jour de l’occupation, des centaines de dirigeants ayant tant soit peu d’autorité sous “l’ancien régime” ont été froidement mis à mort, passés par les armes, ils étaient “manteka”.
Et les expatriés dans cette tragédie ?
Ils ont été priés de n’intervenir à aucun moment, de continuer à travailler, si possible, comme d’habitude.
Cela a fonctionné tant que les mulelistes progressaient, qu’ils avaient confiance en leurs chefs qui leur avaient promis l’invulnérabilité, l’invincibilité au combat.
Mais bientôt, à partir de fin octobre, la victoire a changé de camps: le Premier Ministre de la République du Congo, Moïse Tshombe, a recruté des militaires chevronnés, étrangers, ce que nous appellerons des mercenaires qui ont encadré les troupes congolaises encore fidèles et, sur trois axes, ont reconquis le pays, convergeant vers Stanleyville.
De Boende, de Gemena et de Kamina la pression irrésistible d’une troupe, un tant soit peu plus disciplinée que l’autre, celle des simbas, a vite fait apparaitre la soi-disant invincibilité au combat comme étant un leurre, un mirage, un tragique mensonge.
Dès lors, le semblant d’ordre, le respect des dirigeants, la discipline parmi les simbas (lisez “Mulelistes”) laissa de plus en plus à désirer.
Le sommet de ce découragement eut lieu le 24 novembre lorsque les para-commandos belges ont investi Stanleyville, en même temps que la colonne venant de Kamina arrivait par la route tandis que deux poussées, celle venant de Boende et l‘autre de Lisala - Aketi progressaient elles aussi vers la capitale rebelle.
Deux jours plus tard, le 26 novembre, ce fut le dropping sur Paulis.
S’en était fini de l’euphorie, la gaieté, l’optimisme de la victoire, le reflux, la fuite, la débandade, la panique parmi les rebelles transformèrent le semblant d’unité de leur troupe en une série de bandes de hors la loi qui, semant la terreur, tracèrent un long sillon sanglant le long de leur itinéraire de retraite vers le Nord-est, vers le Soudan, la République Centre-Africaine ou l’Uganda.
Embastillées dans un sinistre cachot, neuf des onze Révérendes Sœurs de la congrégation qui nous occupent ont été exécutées par balles, trois malades européens ont aussi été fusillés à l’hôpital.
Le reste de la communauté, une quarantaine de personnes ont été rassemblées dans le mess des officiers ou un “colonel” en fuite de Paulis attablé devant un repas, buvant du whisky, a invectivé, insulté, vilipendé l’assemblée en injuriant les Belges et de temps à autre donnait l’ordre à l’un deux de sortir.
A peine sur les marches du bâtiment, le malheureux était assassiné d’une rafale de mitraillette.
Le reste des otages était pétrifié: ils savaient que leur dernière heure était venue, et le “colonel” ne s’en cachait pas.
Un jeune Belge, ancien para, a bousculé les exécuteurs et le reste des otages a pu s’enfuir dans la nuit profitant de leur connaissance du terrain et de l‘obscurité régnante.
Durant trois semaines ils se sont terrés dans la brousse, dans des cagibis oubliés, mais heureusement aidés par des collaborateurs congolais dévoués, le personnel infirmier, le personnel de maison, des amis, et même certains “rebelles“ au grand cœur.
Il faut insister sur cet élan de gens de bonne volonté qui ont, bénévolement, par sympathie, risqué leur vie et celles de leurs familles pour nourrir, soigner, informer, réconforter, apaiser, soulager ces fugitifs dépossédés de tout.
Et puis changement d‘atmosphère: les autorités politiques rebelles en fuite, acculées à se réfugier à l’étranger décident que tous les Européens rescapés, cachés, auront la vie sauve, qu’ils seront ramenés aux frontières sous protection et rapatriés dans leur pays d’origine.
Ils voulaient vraisemblablement se protéger, donner un gage, un aval, une garantie de bonne volonté envers la communauté internationale.
Cela était dit, les ordres étaient donnés par la plus haute autorité administrative et militaire; mais compte tenu des impératifs administratifs, la longue route se prolongera encore durant un mois.
Un mois durant lequel protégé par un petit groupe de simbas, ils traverseront des grappes, des essaims d’autres mulélistes guère convaincus de la nécessité de laisser s’échapper ces Européens; ils seront encore l’objet de brimades, de menaces de mort à tel point que chaque passage de rivière, était, chez les réfugiés un moment d’angoisse...
Le camion allait-il continuer sa course ou s’arrêter pour exécuter quelques prisonniers et les jeter en pâture aux crocodiles suivant une habitude maintenant connue de tous ?
Finalement, ils se retrouveront libres à Juba, à Khartoum puis à Bruxelles.
Ils avaient passé 160 jours, agonis d’injures, pourchassés, traqués, tourmentés, journellement menacés de mort, certains d’entre eux y avaient laissé la vie.
Et pour les Dames, une éternelle position de défense pour éviter le viol car la sollicitation sexuelle était quasi omniprésente.
Un camion qui passait, des mouvements de foule, des cris dans les environs, des rafales d’armes à feu leur glaçait chaque fois le sang... n’étais-ce pas à leur tour de mourir ?
Tous les matins, en se levant de leurs paillasses en feuilles de maïs, ils ne savaient s’ils seraient encore en vie le soir... 160 jours...
Moins d’un an plus tard, cette Révérende sœur est repartie pour “reconstruire” et c’est là qu’elle a rencontré un des tourmenteurs des plus sanguinaire de la rébellion.
Cet homme, un ancien commissaire de police, n’avait pas que les mains couvertes de sang de plusieurs dizaines de Congolais ex collègues, mais il avait du sang jusqu’aux coudes au moins.
La Révérende Sœur, c’est presque incroyable, a eu un élan vers lui, elle voulait lui donner son pardon, le réconforter et elle n’en a pas eu le courage.
Elle a fondu en larmes de déception, de dépit, de tristesse, de chagrin, d’un sentiment profond qu’elle n’avait pas su exprimer, elle aurait tant voulu lui dire que tout ce qu’il avait fait elle pouvait le pardonner.
Je ne puis donner mon opinion sur cette Révérende Sœur, sur cet élan d’amour et de pardon envers le pire criminel qu’elle ait peut-être jamais rencontré.
Tout comme mon ami Alberto, elle pardonnait mais n ‘avait pas oublié.
Je suis laïque
Je suis agnostique
Je suis athée
Mais dans mon cœur, cette Révérende Sœur est une Sainte femme que je me dois d’admirer et de respecter au delà de toute considération philosophique qui serait bien mal venue dans de telles circonstances.
Une question se pose naturellement à ce stade : Comment aurais-je réagi ?
Aurais-je pu, après quelques années de réflexion pardonner à mes tourmenteurs ?
Il est évident qu’après avoir subi de telles épreuves, on en arrive à réfléchir au sujet du mécanisme, des sentiments qui ont imposé ces ignominies.
Petit à petit, on peut être amené à se mettre en condition, à la place des bourreaux et atténuer, non pas la bassesse de leurs actes, mais les raisons profondes, les germes de ce qui les ont poussés à agir de manière aussi cruelle envers leurs contemporains.
Cela n’explique pas tout, cela n’exclu pas les souvenirs voir la colère, mais cela peut ouvrir d’autres portes à la compréhension.
Lorsque nous lisons, écoutons ou visionnons les informations judiciaires, les réactions à la sortie des cours de justice au niveau des Assises, on peut parfois être choqué par la réaction des parties civiles.
Ils ont eu gain de cause, parfois plusieurs années après les faits, ils exultent, ils ont enfin leur vengeance... leur VENGEANCE ! ! !
Est-ce bien le rôle de la justice d’assouvir la vengeance des parties ayant subit un préjudice ?
Pensons à la justice Gaçaça au Ruanda qui, en vingt ans, a réussi à démêler une partie des écheveaux du terrible génocide de 1994 en laissant non pas une satisfaction totale dans le pays, mais un apaisement qui, à ce sujet, semble avoir ramené une certaine sérénité parmi la population.
Il y a eu rupture de contrat entre un ou un groupe d’individus et la Société à laquelle ils font partie, et cela doit être réparé.
Il y a eu un dol envers un membre de cette Société, et cela doit être réparé.
On peut comprendre le chagrin d’une famille qui a perdu l’un des siens.
Cependant, il y a aussi des “reconnus coupables” qui ne présentent plus aucun danger pour la Société ni pour ses membres.
Alors, comment expliquer, comment surtout donner raison à cette haine, à cet esprit de vengeance, à ce contentement ou plus souvent encore à ce sentiment de frustration devant une peine de prison qui ne soit pas maximale.
On ne peut pas demander à chacun de pardonner, ce sentiment peut venir après de longues années, de longues décennies parfois.
Mais une certaine empathie finit certainement par exister, avec le temps, entre la victime et son bourreau.
La haine, l’esprit de vengeance s’atténuent même si les souvenirs ne s’estompent pas facilement.
Combien de personnes dans notre humanité du XXI ° Siècle sont-elles capables de pardonner après quelques décennies ?
Je n’en sais rien mais suppose qu’il y en a bien plus que suggéré par les médias et par les tribunaux.
D’ailleurs, les juges, et je ne parle pas nécessairement des cours d’Assises dont le jugement doit prendre avis d’un jury, et qui parfois font penser à un lynchage, mais je parle de juges professionnels qui “jugent en leur âme et conscience” et dont les peines sont souvent bien plus modérées faisant preuve d’un humanisme de haut niveau mais hélas ! Attirant souvent l’ire du lecteur, du téléspectateur et plus souvent encore de la partie demanderesse.
Je ne peux d’ailleurs répondre si, dans mon cas, j’aurais la force morale de pardonner toute grave offense que l’on aurait pu me faire.
Lorsque l’on dit que l’Homme est un loup pour l’Homme, je vous dirais que c’est probablement vrai mais qu’il y a beaucoup, beaucoup d’exceptions.
Et c’est bien comme cela.
Je ne sais si tous mes amis auront compris mon message, je ne me fais guère d’illusions, il y a tellement de variables: variables des faits, du temps écoulé et du caractère de chacun.
Mais il ne m’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre.
E.A.Christiane
Anderlecht, le 23.07.2012