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24 septembre 2006 7 24 /09 /septembre /2006 11:14

Pauvre hère ! !

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                                        Maltraité, il s'inclinait;

                                      tel l'agneau conduit à la boucherie

                                                                      (Isaïe - 53-7)

Début 1966, il y avait déjà plus de six mois que nous avions réoccupé la plantation de Yaligimba; la région était pacifiée mais nous avions quand même un certain nombre de militaires qui devaient nous protéger et quadriller les petits villages voisins.

Un peu à l'écart de la plantation, j'avais emprunté pour la première fois, avec ma VW coccinelle, une piste qui traversait quelques hameaux qui petit à petit se réinstallaient.

A une cinquantaine de mètres de la route, sous un abri en feuillage, je vois deux militaires congolais que je connaissais avec ce que je crois être un prisonnier.

Il s'agissait d'un homme probablement quinquagénaire, couché sur une natte, les mains liées derrière le dos, qui criait et pleurait de douleur.

Il n'avait pas été tabassé mais ses mains étaient entravées, très serrées par une corde de chanvre que les soldats mouillaient régulièrement.

Le lien, rétréci par l'eau, était profondément entré dans les chairs et ses mains étaient gonflées, la peau tendue et tuméfiée; cela devait faire un mal de chien.

Son faciès reflétait non seulement la souffrance, mais aussi la maladie; il était cerné, les joues creuses, les yeux éteints, la peau grisâtre et matte.

Le vieil homme était en piteux état, dans une situation de souffrance indescriptible, il était soumis, c'était un agneau que l'on amenait vers le bourreau, il endurait son calvaire en pleurant, gémissant et bavant, mais, tyrannisé, tétanisé, il savait qu'il était devant l'inéluctable, aux mains de ses tourmenteurs.

Son esprit déjà amoindri, par la maladie ne pouvait avoir aucune influence sur sa personnalité

Son corps subissait, sans aucune poussée d'adrénaline, sans essayer de se défendre, pour lui tout espoir était perdu et cela semblait dans l'ordre des choses.

- “C'est un sorcier, me dit un des deux soudards, il a tué trois de ses enfants en bas âge, anormaux, ainsi que sa femme. Ce sont ses beaux-frères (entendez les frères de son épouse) qui nous ont prévenus et qui exigent des aveux. Il ne comprend rien et ne veut pas parler. Mais nous y arriverons.”

Je m'approche de lui, je l'examine et remarque ses gencives gonflées et blanches ressemblant à de la gomme de bureau.

Je demande aux militaires ce qu'ils croient que cela puisse être :

- “C'est la preuve de sa sorcellerie, l'expression de ses pouvoirs occultes et maléfiques.”

Comment faire arrêter cette torture ? Je n'avais aucune autorité sur ces soldats.

A ce moment, par chance, arrive une jeep militaire avec à son bord le lieutenant, commandant de la compagnie.

Ce lieutenant, un Congolais, était un homme très bien, diplômé d'une académie militaire aux Etats-Unis, il avait subi un entraînement de "Marine".

Il me demande ce qui se passe, nous discutons un peu puis il va voir le prisonnier.

A son retour, il me dit: - “Qu'en pensez-vous ?”

- “Mon lieutenant, à mon avis, cet homme n'est pas plus sorcier que vous et moi, il est très gravement malade, il est mourant; regardez ses gencives, c'est de la gommose, un stade très avancé de la syphilis. Si ses enfants sont décédés en bas âge, c'est qu'ils étaient hérédosyphilitiques et sa femme a aussi été contaminée. Il est d'ailleurs complètement abruti, une épave. Que vos hommes lui laissent terminer ce qu'il lui reste de vie en paix et surtout qu'ils arrêtent de torturer ce malheureux pour satisfaire l'esprit de vengeance de sa belle-famille !”

Sur ordre du lieutenant, les liens sont non pas tranchés, mais déliés (ils pourraient toujours servir dans des futures circonstances identiques) et le lieutenant et les deux soudards repartent en jeep.

Je regarde alors cet homme, assis sur sa natte, l'air totalement absent, se massant les poignets, dans un autre monde avec cependant ce que je crois être une petite lueur dans la pupille... peut-être un "merci" mais je n'en suis même pas certain.

Dieu sait si dans son esprit je ne faisais pas aussi partie de ses tourmenteurs.

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